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La vie : Chaos et catastrophes

La vie : Chaos et catastrophes par Claude Virot

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Article ∙ Chaos

L’Homme est vivant. Vous êtes vivants, vos patients sont vivants. On ne peut pas en dire autant de votre voiture, de votre ordinateur. Ce constat est simple : d’un côté les vivants, de l’autre, les objets. Ils se différencient par une caractéristique fondamentale : la capacité d’auto- guérison ou autopoîèse. Vous pouvez vous coucher avec la fièvre le soir et vous réveiller guéri. Mais le pneu de votre voiture ne se réparera jamais seul. C’est bien dommage, mais c’est comme ça.

Cette capacité d’auto-guérison est activée dès que des perturbations surviennent. Celles-ci peuvent être physiques : plaie, attaque virale ou bactérienne, intoxication alimentaire, brûlure, traumatisme corporel… Le plus souvent ces perturbations se manifestent par une douleur, autrement dit, une information sur l’existence d’un problème. De la même manière, des perturbations peuvent aussi être d’origine psychique : peur, chagrin, confusion face à un “événement surprise”.

Quelles sont les ressources dont dispose chaque être vivant pour répondre à ces perturbations?

Nous connaissons bien sûr les mécanismes internes : la thermogenèse, la coagulation, la cicatrisation ou le système immunitaire. Au niveau psychique, c’est la conscience, la réflexion, l’oubli, le sommeil ou encore les larmes. La transe spontanée aussi.

Mais l’Homme dispose également de ressources externes. Des «outils»: médicaments, pansements. Des ressources “sociales” et des relations: la famille, les amis, l’entourage en général. Enfin, il peut s’agir de “professionnels”, les soignants, que chacun peut alerter ou solliciter.

Cet ensemble des ressources internes et externes constitue » l’espace des ressources » dont chacun dispose. Cet espace est plus ou moins développé et fonctionnel selon les individus et selon les moments de la vie.

C’est ainsi que nous guérissons, chaque jour, de nombreux troubles aigus de manière visible ou infra-clinique (nous pensons ici aux cellules pathologiques).

Dans ce cadre, les changements sont dits simples, ils sont prévisibles et linéaires. Il y a une relation proportionnelle entre l’événement et la réaction, entre le type de trouble et le type de solution, entre l’intensité du trouble et celle des mécanismes de guérison mis en jeu. Si j’ai un peu froid, mon système interne va activer la thermogenèse ou je vais me couvrir un peu plus . si le froid est plus intense, je vais faire appel à un chauffage ou à des vêtements chauds. Une petite plaie génère un petit saignement et appelle un petit pansement. Une large plaie demande la mise en œuvre de moyens plus conséquents de la part du corps, de l’environnement et des outils. Sur le plan psychologique, une perturbation modérée de type dépressif amène une adaptation personnelle également modérée, peut-être un soutien de la famille ou des amis, peut-être encore un médecin prescrira un « petit » traitement qui devrait faire de l’effet rapidement. Une dépression aigue plus intense va mobilier plus fortement le patient, l’entourage et suggérer un traitement plus fort et plus long.

Dans tous ces cas, l’évolution sera favorable tant que l’espace des ressources du patient contient les réponses adaptées au problème. Des réponses « logiques » en termes d’intensité, de durée et de méthode avec le problème.

Paul Watzlawick nous a appris à parler de changement de type 1 qui conserve le cadre de référence du patient, mais modifie le symptôme. Pour la plupart des troubles qui nous affectent ces changements de type 1 sont pertinents et suffisants.

Au-delà des limites du système d’auto-guérison : la catastrophe

Ce système d’auto-guérison a ses limites. Dans certaines situations, l’individu et l’ensemble des ressources dont il dispose ne lui permettent pas de faire face à la perturbation. On parle alors de « catastrophe » : il n’y a plus de solution à l’intérieur de son espace des ressources.

La catastrophe au sens populaire

La notion de catastrophe peut prendre plusieurs définitions. Dans le langage populaire, c’est un terme que nous utilisons couramment pour signifier un événement dont on ne mesure pas les conséquences. Le dictionnaire Larousse dit: «un événement subit qui cause un bouleversement, des destructions, des morts». Et nous pensons immédiatement aux catastrophes ferroviaires ou naturelles (cyclone, éruption volcanique). Mais, si par chance, les conséquences humaines de l’accident du train sont évitées, nous lirons dans le journal : « la catastrophe a été évitée ». Cette application de la notion de catastrophe est commune mais subjective, elle dépend de l’interprétation du phénomène au vu de ses conséquences plutôt que de qualifier le phénomène lui-même.

La catastrophe au sens scientifique

Dans le domaine scientifique, un mathématicien Français, René Thom, a construit « la théorie des catastrophes ». Elle s’applique à tout système dont l’état change brutalement, dont les paramètres observables avant et après sont de nature différente : un lacet qui casse, une plaque de neige qui glisse, une explosion, une crise de panique… C’est l’événement lui-même qui est la catastrophe, les conséquences pouvant être extrêmement variables. C’est ce qui se passe au moment précis ou le système est allé au-delà des conditions d’équilibre faisant apparaître une discontinuité. De ce point de vue, objectivement, le train qui déraille est une catastrophe, même si, subjectivement, « ce n’est pas une catastrophe » puisque les conséquences humaines sont limitées.

Les conséquences sont variables

Si je suis déséquilibré et que je tombe, c’est une catastrophe, dont les conséquences sont extrêmement variables selon que je tombe sur la moquette du salon ou du haut de la falaise. Nous pouvons voir ici que les conséquences ne sont pas relatives à la catastrophe elle-même – la chute- mais au contexte dans laquelle elle arrive.

Après avoir distingué la catastrophe de ses conséquences, voyons comment elle survient.

L’élément déclencheur de la catastrophe est très variable.

Celle-ci peut apparaître –sans surprise- pour un événement majeur : accident de la route, traumatisme physique, hémorragie, décès, licenciement. Nous sommes ici face à la conception habituelle : un événement majeur qui déséquilibre un système, un individu : personne n’est surpris lorsqu’un état de choc fait suite à une hémorragie sévère, lorsqu‘une réaction dépressive fait suite à un licenciement brutal.

Pourtant, une catastrophe peut aussi être déclenchée par un événement considéré le plus souvent comme mineur. Ceci va dépendre de l’état d ‘équilibre du système, si celui-ci est déjà au bord de ses limites. Par exemple : un pneu de ma voiture crève, ça n’a pas d’importance. Chez l’étudiant qui redouble sa première année de médecine et qui est interdit d’entrée dans la salle d’examen à cause de son retard, c’est une catastrophe. La catastrophe survient lorsque les marges de manoeuvre sont trop faibles. Une petite hémorragie chez un sujet déjà affaibli peut entraîner des conséquences graves. C’est la fameuse histoire du lacet qui casse…

Autrement dit, lorsqu’une catastrophe apparaît, le facteur déclenchant peut-être très visible et repéré facilement lors d’un entretien clinique. Mais il peut être beaucoup plus petit, ce qui amènera à dire : c’est curieux, la dépression est apparue sans facteur déclenchant. Ou bien, cette douleur chronique est purement organique puisqu’on ne trouve pas de contexte psychologique d’apparition.

Une catastrophe sans facteur déclenchant ?

Je pense à un homme d’une cinquantaine d’année, ostréiculteur, qui travaille très dur depuis qu’il a 16 ans et son entreprise prospère. Très stable, jamais malade, jamais de trouble psychologique. Depuis près de deux ans, il souffre de lombalgies très invalidantes et ne peut plus faire que des tâches légères. Les différents traitements sont inefficaces et en l’absence de tout contexte psychologique, les soins restent exclusivement organiques. Par dépit, le centre de la douleur décide de me l’adresser. Peut-être que l’hypnose pourra le soulager. Mais les séances d’hypnose sont tout aussi inefficaces. Lors d’un entretien avec son épouse, je reviens sur le moment d’apparition de ses douleurs, le moment ou ce changement est apparu. L’épouse confirme que rien n’est venu perturber leur vie et que ce qui se passe maintenant est absolument incompréhensible. Ce n’est qu’en insistant, en émettant à voix haute des hypothèses à propos d’un choc émotionnel, même mineur, que son épouse m’apprend que quelques jours avant l’apparition des douleurs, le chien de son mari est mort. Ils n’en avaient jamais parlé, cet homme solide en avait encaissé tellement d’autres. Pourtant, pendant qu’elle raconte cet événement, son mari fond en larmes… Dans ce moment précis de sa vie, il était très fatigué, les enfants quittaient la maison, la mort de son chien a déclenché une catastrophe. À d’autres époques, il aurait réagi différemment. Après cette séance, l’évolution morale et physique de ce monsieur a été très rapidement favorable.

Un facteur déclenchant sans catastrophe

Pourtant, un événement majeur peut aussi ne pas déclencher de catastrophe, dès lors que le système est “équipé” pour l’absorber. On pense notamment au licenciement qui permet à l’individu de faire autre chose, de mieux s’épanouir dans une nouvelle activité, professionnelle. Un décès peut soulager l’entourage après une longue période de souffrance.

C’est un aspect fondamental : dans le monde des catastrophes, il n’y a plus de proportionnalité entre l’événement et ses conséquences. C’est un monde non linéaire et souvent imprévisible.

La catastrophe « heureuse »

Nous terminerons cette description par cet aspect assez connu dans le monde médical, mais souvent déroutant dans la vie quotidienne. Si l’événement déclencheur est le plus souvent douloureux, il peut aussi être heureux, au sens commun du terme. Si le plus souvent, l’annonce d’une grossesse, une promotion professionnelle ou avoir de la chance au loto génèrent du bien- être, nous savons que ces évènements peuvent parfois déclencher des perturbations douloureuses. Chacune de ses situations est encore une catastrophe, un changement qui modifie fondamentalement le devenir du système. Et comme pour toute catastrophe, les

conséquences sont très variables selon le contexte, selon que le système peut ou non « absorber » ce changement.L’évolution à moyen terme des gros gagnants du loto est si souvent désastreuse que la Française des jeux a mis en place un accompagnement psychologique pour aider les gens à s’adapter à cette catastrophe. Pourtant nous avons tous envie de surprises de la vie, des bonnes bien sûr, et je continue à jouer au loto de temps en temps en prenant le risque… de gagner.

Après la catastrophe, le chaos

Face à la catastrophe, la survie et le retour vers l’équilibre du système passe par une phase très particulière appelée le chaos dynamique. Un chaos déterministe et structuré. Un désordre apparent, ou plutôt un changement dans l’ordre pré-établi.

Chaos : circonstances d’apparition

Dans tous les systèmes vivants, les phases chaotiques sont naturelles.

Elles apparaissent notamment dans les changements de cycle de vie, lors d’événements prévisibles de la vie. Éloignement familial, première expérience professionnelle, première expérience amoureuse, naissance d’un enfant, départ des enfants, décès des parents… sont autant d’événements entraînant un changement de cycle.

Des phases chaotiques surviendront aussi lors d’accidents de la vie par définition imprévisibles : sur la route, maladie, problème professionnel…

Face à chacun de ces événements, le sujet doit s’adapter. Il peut avoir en lui-même des solutions disponibles. Il peut aussi trouver des ressources externes. Dans ces cas, le changement sera simple. Mais si ses limites sont franchies, celles de son système, celles de son « espace de ressources », l’événement devient une catastrophe et déclenchera une phase chaotique.

Chaos : description générale

Notre système se retrouve alors dans un monde inconnu, incertain, imprévisible et sans limites. Le chaos se traduit par des alternances de phases plus ou moins rapides et très contrastées. À chaque instant, il est impossible de prévoir comment sera le système à l’instant suivant. Il peut paraître équilibré et brusquement être à nouveau déséquilibré. À l’intérieur du système, c’est aussi chaotique : certaines parties peuvent être très agitées et d’autres complètement figées. Toute harmonie a disparu. C’est le désordre, au sens le plus fort d’absence d’ordre.

Le film Festen illustre à merveille le chaos. C’est l’anniversaire du père, 70 ans. Une famille paisible, les proches et la famille élargie, s’installe pour passer une belle soirée à boire et danser. Chacun est à sa place, chacun dit les mots qu’on attend de lui. Jusqu’à ce que le fils aîné annonce publiquement qu’il a été abusé par ce père. Sa sœur aussi, celle qui vient de se suicider il y a quelques mois. C’est évidemment une catastrophe et la consternation. Mais cette annonce n’amène pas de changement simple, bien au contraire. Nous assistons pendant toute cette soirée à une succession de mouvements très rapides entre des phases de calme et des phases d’agitation voire de violence. Des phases d’espoir et de désespoir.

  • Va-t’on le croire et quelles seront les conséquences ?
  • Va-t-il passer pour un menteur, peut-être un peu fou et quelles seront les conséquences ?
  • Le spectateur reste sous tension en permanence.

Comme nous l’avons dit à propos de la notion de catastrophe, le terme chaos décrit un fonctionnement particulier d’un individu ou d’un système, sans préjuger de l’intensité des phénomènes.Autrement dit, il existe des phases chaotiques extrêmement intenses, d’autres relativement modérées, d’autres encore sont à peine ressenties.

On parle couramment de crise pour la décrire : crise de l’adolescence, de la quarantaine, crise du couple, crise d’une association, d’une entreprise.

Chaos : évolution

C’est une phase difficile qui peut devenir douloureuse et dangereuse. Dans la phase la plus active du chaos en particulier, la “crise” peut amener à la destruction du système.Si ce danger existe dans les cas extrêmes, le plus habituellement, le système va franchir le chaos soit spontanément, soit grâce à une aide externe. Soit le système crée de nouvelles ressources de nouvelles idées, soit, comme dirait Erickson, il va accéder à cette immense bibliothèque intérieure et activer des ressources jusqu’alors restées inconscientes.

C’est ainsi qu’après le désordre, s’installe de nouveau de l’ordre, un ordre différent de celui qu’il était avant le chaos. On parle de changement, de type 2 cette fois ci (Watzlawick). Un changement au niveau du fonctionnement du système, de ses règles, de sa finalité. Mais ce changement est imprévisible, il n’est pas possible avant le chaos, ou pendant, de dire quel sera le futur état d’équilibre qui va s’installer. Nous ne pouvons pas, volontairement, consciemment, influer sur cette évolution interne au système. Nous pouvons protéger le système, le sécuriser, accompagner cette évolution désordonnée et « faire confiance au chaos » comme Erickson disait « faire confiance à l’inconscient ».

Une femme renonce à sa carrière professionnelle et décide de s’investir plus sur le plan familial – ou l’inverse-. Un homme va décider de déménager et de s’éloigner de sa famille, charmante et envahissante. Un couple va vers un nouveau contrat avec plus de liberté pour chacun. Une association dépose de nouveaux statuts qui protègent mieux les membres.

Dès que ce changement est en cours, qu’un nouvel ordre s’installe, le calme revient dans le système. Le chaos s’arrête aussi soudainement qu’il est apparu. Et ce changement est stable et durable. Il est soutenu par une solution pertinente face à un problème complexe, une solution

qui permet au système de commencer une nouvelle phase de stabilité et de retrouver une évolution harmonieuse. C’est dans ce sens qu’une thérapie brève permet des changements durables.

Application en clinique : la dépression aiguë

Le chaos nous est familier dans notre pratique clinique, en particulier lors de troubles dépressifs aigus.

C’est un patient dont les perturbations sont relativement récentes, de quelques jours à quelques semaines. Elles sont apparues brusquement, parfois du jour au lendemain, sans raison clairement identifiable. La symptomatologie est dépressive : perte de l’élan vital, désintérêt pour les activités habituelles, idées morbides. Tous ces symptômes sont plus ou moins prononcés. Avec des signes classiques d’accompagnement: troubles du sommeil, de l’alimentation…

Symptômes fondamentaux

Deux signes orienteront vers un trouble chaotique. Le premier est une angoisse majeure, une peur très intense du futur, du moment suivants. Cette angoisse amène le patient à demander un rendez vous « en urgence », il a besoin de rencontrer une zone de sécurité le plus rapidement possible, parce qu’il a peur. Le plus souvent, il ne comprend pas du tout ce qui lui arrive ; ce qu’il ressent est nouveau et sans commune mesure avec ce qui a pu déclencher cette souffrance. Il est dans un monde inconnu où les causes et les conséquences ne sont plus liées par une logique linéaire.

Le deuxième critère est l’extrême variabilité des symptômes, d’un instant à l’autre. « À un moment, ça a l’air calme, une heure après, je peux toucher le fond, hyper mal ». Cette variabilité est très étrange pour ce patient qui évolue dans un monde mouvant, mystérieux, imprévisible et d’autant plus angoissant. Il ne contrôle plus son état intérieur, ne peux plus anticiper. Les variations ne sont pas liées au contexte: les phases meilleures ou pires surviennent à n’importe quel moment, n’importe où.

Ce patient expérimente depuis peu ce monde non-liéaire, extrêmement instable. Les termes de catastrophe, de destruction sont habituels. Il doit être reçu très rapidement, à la fois pour le sécuriser mais aussi pour « profiter » de ce moment très mobile dans lequel les changements sont très rapides.

Rencontrer le chaos

Ce sont des patients qui rencontrent d’abord le médecin généraliste. Le généraliste va prescrire des anxiolytiques et des antidépresseurs. Du fait de sa formation pharmacologique bien sûr, mais aussi parce qu’il sait qu’un rendez-vous chez un « psy » demandera plusieurs semaines. Autrement dit, dans la réalité, les « psy » reçoivent le plus souvent des patients stabilisés. Soit le trouble est déjà chronique, soit c’est un trouble chaotique stabilisé par les psychotropes.

Pour le psychiatre, travailler avec des patients en phase chaotique se fera dans trois circonstances. Le trouble est tellement intense que le généraliste obtient un rendez-vous en urgence qui prépare le plus souvent une hospitalisation. Ou le psychiatre interrompt les antidépresseurs… et le chaos redémarre. Ou encore le patient appelle directement un psychiatre (parfois sur conseils du médecin généraliste) qui perçoit que cette phase est très féconde et justifie un rendez-vous très rapide.

Comment pouvons-nous alors aider ce patient?

Objectif : aller au-delà du chaos

Nous avons vu que la phase chaotique est intermédiaire entre deux phases de stabilité et d’équilibre dynamique. Que cette phase crée du changement, génère des solutions originales à des difficultés qui sont parfois anciennes. L’objectif fondamental de la thérapie sera de permettre au patient d’aller au-delà de la phase chaotique, de traverser « ce mauvais passage » en toute sécurité et de lui donner l’opportunité de réaliser les évolutions indispensables pour retrouver un équilibre confortable et autonome.

Établir un cadre thérapeutique

En mettant à la disposition du système de nouvelles ressources, nous en élargissons les limites. C’est la rencontre avec le thérapeute et la création d’un cadre thérapeutique plus large que le cadre initial du sujet. Ce nouveau cadre se crée immédiatement dans la première rencontre (parfois dès la prise de rendez-vous). Il génère le plus souvent une sédation de l’angoisse, c’est-à-dire un premier changement, un soulagement pour le patient. Cet effet est très puissant, bien plus rapide qu’une prescription d’antidépresseur qui, en principe, ne produit d’effets qu’au bout de 15 jours. Ici, les premiers effets sont immédiats et attribués aux ressources personnelles du patient. C’est pourquoi, il est essentiel dans la majorité des cas d’attendre une deuxième rencontre pour décider de la nécessité ou non de prescrire des antidépresseurs. Ce « petit » changement dans la stratégie de la première séance amène pour le thérapeute et pour les patients des changements très importants dans la totalité de la thérapie. Ceci suppose de pouvoir faire cette deuxième séance rapidement, d’autant plus rapidement que l’angoisse est plus forte.

Sécuriser et accompagner

Le premier rôle du thérapeute est d’accueillir l’angoisse du patient et sa forte demande de changement immédiat, de soulagement. Pour cela, le thérapeute doit connaître et reconnaître les phénomènes chaotiques et expliquer les perspectives d‘évolution inhérentes au chaos. Ceci permettra de demander au patient quelques jours d’observation, quelques jours qui seront décisifs pour repérer l’évolution interne de la phase chaotique. Cette observation va permettre le plus souvent au patient de constater une réduction de l’angoisse et d’oser poursuivre la traversée de cette phase… Côté thérapeute, son expérience des troubles aigus et sa panoplie de compétences le guideront pour évaluer sa capacité en fonction de l’intensité du chaos.

Les trois ou quatre premiers rendez-vous devront être rapprochés ce qui ne sera possible que chez un thérapeute qui a des disponibilités ou qui garde des places pour ces situations. Plus un thérapeute s’occupe de troubles chroniques, stables, plus longues sont les thérapies, plus longs sont les délais pour obtenir un rendez-vous. Plus un thérapeute s’occupe de troubles aigus, de troubles chaotiques, plus il fait des thérapies brèves, plus il a de marges de manœuvre avec son planning. Et garder la meilleure marge de manœuvre est une des dimensions qui permettra au thérapeute de conserver la meilleure souplesse d’intervention.

Activer les ressource internes et externes

Il me semble que sans hypnose, rien n’est possible. En effet avec des techniques d’hypnose relativement simples, un thérapeute va pouvoir très rapidement permettre au patient de retrouver en lui des zones de confort, de calme, de sécurité. Des sensations que le patient ne ressentait plus. Des sensations qui viennent dans un lieu convenu, à un moment convenu. Autrement dit, il devient de nouveau possible d’exercer un contrôle, au moins partiel, sur le désordre, sur le chaos. De trouver de nouveau quelques zones où il y a de l’ordre.

Retrouver ces zones de calme et de sécurité intérieure sera, après la sédation par le cadre thérapeutique, la deuxième ressource fondamentale qui permettra au patient d’aller encore plus loin, jusqu’à ce que…

Le plus souvent les ressources externes du patient sont déjà mobilisées : le conjoint, les parents, la famille… Mais cette mobilisation est souvent désorganisée, paniquée. L’entourage est volontaire mais désorienté. Le thérapeute aura un rôle décisif en orientant cette mobilisation d’énergie, en donnant aux personnes impliquées une nouvelle carte pour se déplacer dans ces zones floues et imprévisibles. Un peu comme les guides qui savaient accompagner les pèlerins dans la baie du Mont St Michel, si dangereuse en particulier, s’il se met à pleuvoir ou si le brouillard se lève…

Soutien médicamenteux ?

Avec un peu d’expérience, le thérapeute saura faire ce travail, sans avoir recours aux antidépresseurs qui compliquent la tâche en réduisant toute sa sensibilité d’observation et celle du patient qui, en cas d’amélioration, l’attribuera toujours aux médicaments.

Par contre, dans certains cas, les anxiolytiques peuvent être utiles pour soulager la douleur, contrôler la peur. Dans ce processus thérapeutique, les patients savent que moins ils en prennent, mieux c’est. Ils décident eux-mêmes des doses. Ceux qui en ont besoin au début les arrêtent très rapidement, au fur et à mesure de la réduction de l’angoisse.C’est un peu le même usage que les morphiniques que les patients s’auto-administrent après une intervention chirurgicale.

Évolution

La durée de la phase chaotique est variable en fonction du sujet, de quelques minutes, quelques heures, à quelques jours ou semaines. Un premier rendez-vous avec une bonne relation, puis une ou deux séances d’hypnose sédative permettent d’observer les premières améliorations.

Dès lors le processus de changement, de guérison, est actif. L’évolution favorable se poursuit jusqu’à ce que le sujet ressente nettement la fin du chaos: “c’est fini”, “le calme revient”. Les ressources sont alors de nouveau exploitables. Une solution originale se met en place, à laquelle le patient n’avait jamais pensé. C’est le changement de type 2.

Ce processus –surprenant- est en pratique très habituel. Dès lors, la phase active de la thérapie est terminée, même si certains patients souhaiteront être accompagnés encore sur quelques séances « au cas où ». Une autre surprise est que les récidives ou rechutes sont exceptionnelles. Ceci illustre la pertinence des changements qui apparaissent par ce processus.

À l’inverse, si aucune amélioration n’est perçue après les deux ou trois premières séances, il est nécessaire d’adopter un comportement de méfiance. Parfois il faudra poser un autre diagnostic : mélancolie ou trouble bipolaire. Les stratégies thérapeutiques s’orienteront alors vers les psychotropes et le cas échéant vers une hospitalisation.

Conclusion

La catastrophe, le chaos dynamique, ces concepts sont, depuis quelques années, venus renforcer nos modèles d‘évaluation des troubles psychiques. Ils nous permettent de construire de nouveaux modèles d’intervention thérapeutique qui s’avèrent très efficaces. Mais ceux qui connaissent le travail d’Erickson seront moins surpris. Il nous a appris dans la thérapie, par des surprises, voire des chocs, à amener le patient au-delà de ses limites habituelles. Autrement dit

à générer une catastrophe annonciatrice d’un chaos dynamique puis de changements que les observateurs jugeaient étonnants. Les concepts décrits ici rendent compte de ces guérisons, de ce mode d’intervention en observant que notre vie est rythmée par ces mêmes phénomènes et ces mêmes évolutions imprévisibles.

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